L’ile d’Yeu

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C’est parce qu’il y avait des espaces sauvages que j’aimais l’île de mon épouse. Même en été, durant ces périodes de fréquentations intenses où d’innombrables personnes sillonnent la France dans l’espoir de renouer avec une vie moins artificielle, de sentir un peu de chaleur sur leur peau dénudée, de se détendre en compagnie d’êtres aimés, sans avoir la sensation d’être tous en train de faire la même chose, l’île d’Yeu restait un havre où l’isolement gardait encore une part de ses territoires, de ses chemins de terre et de ses espaces non clôturés.

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J’alternais des encres et des aquarelles avec ce désir de retrouver la salinité de l’océan, la tourmente des cieux, les épines des genêts sur un petit rectangle de papier. Comme si la rencontre d’un peu d’eau et de quelques pigments pouvaient par moments ressusciter une sensation, laisser se glisser un fragment de souvenir entre deux coups de pinceaux pour s’exclamer soudainement que oui, c’était bien comme ça, ce jour-là où l’eau paraissait plus verte, c’était même exactement cette couleur. Même si le reste n’avait rien à voir.

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Tout au fond de nous, là où aucun jardinier ne se glisse, se trouvent des sous-bois qui luttent pour la lumière et sont denses et épineux comme un coussin de ronces. J’entre dans ces dessins avec la sensation physique de m’y frayer un passage au mépris des égratignures. Cette consistance m’évoque aussi la résistance au vent, aux embruns, une musculature de bord de mer déterminée à ne pas se laisser arracher par le premier venu.

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Je m’en souviens bien, c’était un moment doux où j’avais ces crayons aquarelles dont le trait s’estompe d’un pinceau humide et où chaque insistance devient vite un désastre. J’essayais de faire disparaître les traits sans insister. Dessiner sans laisser de traces excessives pourrait être une philosophie à part entière où le verbe pourrait être changé au gré de nos humeurs.

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C’était clairement une moisson sur une île où les machines ont remplacé les hommes comme partout ailleurs. Et où chaque trait effondré me faisait penser à un épi fauché dans sa maturité. Je les observais de loin, piétiner leur récolte. Et je les surnommais secrètement des aplatisseurs de paysage, des équarrisseurs de la beauté du Monde. Et tant d’autres noms dont je ne me souviens plus aujourd’hui.

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Dans une île, la rencontre avec le rivage est un passage obligé. Qu’importe où vos pas vous mènent, vous le retrouvez tôt ou tard. Votre chemin s’arrête devant les vagues qui grignotent leur bout de roche habituel dans cette entreprise d’érosion millénaire. L’île d’Yeu devait être beaucoup plus grande au départ. Elle est lentement passée au mixeur de l’océan. Chaque pierre attend son tour, bien sagement, bien à sa place.

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J’aime les nids abandonnés dont le substrat devient un berceau pour des plantes qui ne s’envoleront jamais. Les premiers occupants ont peut-être porté des graines dans leurs becs. Celles qui ont échappé à la voracité des nouveaux nés ont décidé de naître au même endroit en s’accommodant de la rareté de l’humus avec cette frugalité qui me fascine chez certains végétaux.

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C’est presque toujours la même vue. Non, elle est un peu plus lointaine. Toujours les mêmes erreurs de perspective qui m’exaspèrent et que je ne corrige pas. L’important est ailleurs me dis-je à chaque fois. Je jette mes filets sur les sensations en espérant à chaque fois faire une pêche miraculeuse et scintillante. Puis vient l’heure de les remonter et le temps des bilans.

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Cette alternance entre les aquarelles et l’encre m’intéresse plus que la recherche d’une perfection de l’un, de l’autre. J’ai l’impression de tendre immédiatement mon regard de l’infini des couleurs à la vue microscopique et réduite à sa représentation schématique, en noir et blanc. J’aime cette tension entre elles.

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Certaines aquarelles semblent molles, comme si le vent s’était absenté avec les roches, que la végétation ait tout recouvert d’un tapis de genêts ou d’immortelles suivant la saison, comme si chaque élément du paysage avait trouvé sa place et ne souhaitait qu’en jouir durant une longue journée d’été.

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A travers cette écriture imaginaire que j’avais inventé durant mon adolescence et que je continuais de temps à autre à pratiquer, une correspondance s’était faite entre l’écriture et le dessin, aux seules fins d’une signification qui nous échappait, forcément. Mais dont la cohérence intriguait un moment. Certains esprits bondissaient alors à la conclusion qu’il n’y avait rien à penser à ce sujet, que ce n’étaient que des artifices, des gratuités, des impasses. Moi je n’étais sûr de rien. Et ça m’amusait toujours plusieurs décennies plus tard.

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J’ai repris les crayons aquarelles, une belle boîte de Conté que j’avais acheté en Suisse pour faire une vue à vol d’oiseau des champs qui subsistent à l’île d’Yeu et sont probablement plus rares que ce dessin ultra-coloré ne le laisse imaginer.  Tout en écrivant « à vol d’oiseau », j’ai ressenti une nostalgie envers cette expression qui devenait rare tant elle était phagocytée par la phrase plus prosaïque : « vue d’un drone ». Un langage qui renonce à ses expressions héritées des oiseaux m’attriste.

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Justement, à propos d’oiseau, j’ai vu près de la plage du Petit Poiry, ce goéland qui était mort dans les fourrés et dont les os se confondaient avec les branches en lui faisant un petit cercueil végétal. En passant vite, le petit cadavre restait vraiment inaperçu. Il n’était plus l’oiseau sur sa branche et c’était presque indiscret de le dessiner, de tenter de rendre ses entrelacements.

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Puis ce fût la dernière image de ce carnet, un feu d’artifice en écho à celui du 14 juillet, mais qui se serait tenu silencieusement, parmi les fleurs des champs qui nous imitent, dans leur secret savoir. Un bouquet pour ma bien-aimée.