J’ai fréquenté durant trois ans l’Atelier 90 des Beaux-Arts de la Ville de Paris, dirigé par Vicent Bizien.

C’est une belle expérience à laquelle l’imparfait ou le passé simple ne sied pas, elle reste conjuguée au présent pour moi.

J’ai l’intime conviction que l’énergie du trait, sa brièveté, communiquent au dessin une force qui ne s’estompe pas avec le temps comme si le ressort restait dans le papier, toujours prêt à bondir tant que la lumière n’a pas eu raison des pigments.

Ici, j’avais fait un petit carnet d’un peu plus de dix pages qui ressemblaient à des bandeaux et comme d’habitude, je ne savais pas ce que j’allais dessiner.

Une petite histoire violente probablement, de cour d’école, de cow-boys et d’indiens, ces jeux où tu perds ou tu gagnes en quelques minutes.

C’était ça ou des récits de solitudes, face aux éléments et notamment la mer sur laquelle nous naviguons dans un défi permanent.


Et des sensations crépusculaires quand nos ombres se confondent avec celles des arbres durant ce bref instant où le soleil nous rend immenses.
Et peu à peu, tout en dessinant, j’ai trouvé un nom pour ce carnet, ce serait celui des disparitions, plus brouillonnes dans l’épaisseur de mes traits qu’un simple clic dans un carnet d’adresses quand celle ou celui qui n’est plus est enlevé d’une impulsion de l’index.

Quand nous assistons à la mise en bière où le corps a l’air d’être celui d’un autre qui était derrière le vivant, qui ne se montrait presque jamais et qui est maintenant le seul à rester, glacé.

Entretemps la vie continuait, sa danse et ses heurts, ses émois et ses empressements roulaient dans un grand ballet dont la musique m’échappait.

Chaque passant était bien installé dans son étui gyroscopique où le monde paraissait stable parce qu’il lui semblait tourner autour de lui. A condition de ne pas s’arrêter, sinon tu tombes. Ça fait des années qu’il n’y a plus de roulettes à ton vélo, tu le sais bien.

J’ai parfois la sensation que chacun d’entre nous est une tautologie. Incapable de saisir la nature de la gravité, l’être choisit l’immobilité pour ne plus chuter. Celle de la pensée. Puis celle du corps.

Est-ce un jeu ? Est-ce un projectile ? Faut-il le saisir où bien s’enfuir ? L’image est un ogre du contexte.

Quand j’ai dessiné cela, c’était clair. L’homme et le chien avaient échangé leurs têtes et chacun luttait jusqu’à ce que mort s’ensuive pour récupérer la sienne.

Puis tous les personnages sont devenus des ratures, des mouvements de cisailles qui ne tenaient debout qu’en tournant sur eux-mêmes comme des derviches ou des toupies enfantines.

J’ai même vu quelqu’un qui se transformait en toupie sous mes yeux alors qu’il était tranquillement assis sur sa chaise.

Un papillon obèse qui peignait une madonne squelettique tenant un caneton dans ses bras.

Un père de famille qui voulait toujours davantage de dollars au point d’ignorer les siens. Elle lui a botté les fesses mais il restait stoïque.

Tout ce qu’il souhaitait c’était fumer des cigares et gloser sur le monde qui n’en finissait plus d’aller de moins en moins bien.

Pendant ce temps-là, les gens mettaient toujours davantage d’images entre eux, histoire de se mettre en valeur, de ressembler – un peu – à ce qu’ils rêvaient comme si leur devenir était devenu leur préoccupation centrale.

Fatigués des villes mais incapables de les quitter, ils se plongeaient brièvement dans des espaces infinis afin de recharger leurs batteries comme si leurs vies dépendaient de la naissance à la mort d’une prise de courant.

La réalité était plus brutale que ça évidemment. Des gens en assassinaient d’autres, les réduisaient en morceaux en étant persuadés du bien fondé de leur mission.

Crayon Dermographe sur papier Fabriano – formats variés
Ça donnait du travail au professionnels de la résilience, aux investis de la resacralisation du monde qui tentent depuis des millénaires de tirer leur épingle du jeu.

Stratégie d’effacement du carré – Aquarelle sur papier Fabriano – 50×65 cm
J’ai réuni une communauté de pixels rebelles qui ne voulaient plus être alignés dans leurs images numériques et rêvaient de s’hybrider avec des nuances plus sensibles, plus variées qui ne les réduiraient plus à un code couleur Hexadécimal comme le #4682B4, un bleu acier. N’être qu’un composant d’une image est une condition que je ne souhaite à personne. Au fil des coups de pinceau est née la stratégie d’effacement du carré.




Rencontres – Encre sur papier Canson – Formats variés
Quelque soit le support, le trait revenait dans cette continuité d’énergie, ce refus de gommer, d’ajuster, d’être au plus près du réel comme si la main, animée d’une vie propre, connaissait déjà la forme avant de la tracer. Après des milliers de dessins numériques qui doivent encore rôder dans les origines de mon fil Twitter, le premier que j’avais créé en 2010, j’avais quitté ces applications qui m’avaient ramené au dessin sur le téléphone ou sur la tablette. Il m’avait fallu cinq ans pour leur dire « ciao » et revenir au papier et au crayon, pour comprendre que la facilité de zoomer dans une image, de corriger un défaut au pixel près puis de dézoomer pour apprécier la finesse de mon exécution ne faisaient pas un dessin au sens propre. Qu’un dessin, c’était autre chose, une autre manière de rappeler qu’il y eut à un moment, une main, un coude, un bras et un avant-bras, un cerveau qui les impulsa, tout un ensemble de gestes organiques qu’aucun logiciel ne pourrait imiter. Et si, quand bien même, l’un d’eux y parvenait un jour, la question resterait la même : Que s’agit-il de prouver dans cette tentative de remplacer la main par le logiciel, par l’intelligence artificielle ? Si ce n’est que l’Art est une procédure, un algorithme parmi d’autres dont la maîtrise visera la soumission aux idéologies cryptées dans la machine ? Qu’on ne me parle plus à tout bout de champ d’intelligence artificielle. Je n’en peux plus de ce discours. De la mauvaise foi qu’il recèle en prétendant nous faire obéïr à une machine qui serait plus intelligente que nous et qui n’est en réalité qu’un gros sac d’algorithmes patiemment entraînés par des esclaves du numérique, bien humains mais invisibles et chichement rémunérés. Un gros sac cachant une volonté d’asservissement au nom d’une intelligence « supérieure » ?

Jeune fille – Crayons Dermographe – A3 – 2018