
Samedi 13 octobre 2018. Nous nous envolons pour Montréal avec les Souffleurs. Mais après un bref tour de piste, l’avion revient. Un passager a fait une crise cardiaque. Thomas et Christophe, qui étaient à côté de l’infortuné, nous raconterons plus tard qu’ils ont vu son dentier voler… Arrivés à Montréal avec quelques heures de retard, nous patientons devant le bureau de l’officier d’immigration. Une femme en larmes poussant sa mère dans une chaise roulante arrive à ma hauteur. J’entends des bribes de leur conversation. L’officier tente de la réconforter. Elle doit être la fille du passager qui a été hospitalisé à Paris. L’officier lui explique que le drame a été évité. En vol, ça aurait été plus grave. Je suis arrivé dans un pays humain où la fonction ne prime pas en toutes circonstances. Ça me fait un bien immédiat. J’avais acheté une crème anti-rides au départ de Paris. Mais dans un pays pareil, je ne suis pas sûr d’en avoir besoin. D’ailleurs il fait quinze degrés de moins qu’à Paris. Ne dit-on pas que le froid conserve ? La file d’attente se réveille. C’est mon tour.

Dimanche 14 octobre. J’ai passé ma première nuit à Montréal. L’appartement est une de ces locations sobres où chacun peut poser ses valises sans s’interroger sur les habitants qui l’ont précédé. Tout a été rénové avec goût. Cela dit, je dors sur une banquette lit plus dure qu’un futon. En ajoutant une couette sous le drap, c’est plus supportable mais je ne sais pas si je vais tenir une semaine comme ça. Nous nous rendons à quelques stations de métro plus loin, quittant le plateau Mont-Royal pour passer la journée dans un ancien cabaret des années folles, le Lyon. L’ambiance est chaleureuse. Ces Escales Improbables qui nous accueillent sont caressantes. Des musiciens jouent de la musique orientale. Chacun se détend et danse un brin dans cette ambiance de maison close rouge-orangée. Plus tard, nous rentrerons par le Parc La Fontaine en passant un moment avec les écureuils. Les Français sont les seuls à les trouver mignons, beaux et marrants dans leur mélange d’audace et de circonspection. Pour les Montréalais, ce sont des rats. Un peu plus loin, près d’un plan d’eau, je donne un morceau de pomme à une mouette. Julia les chasse. Chacun a ses animaux d’élection. Certains sont « mignons », d’autres « persona non grata ». Je ne comprends pas bien ces distinctions. L’écureuil et la mouette ne sont-ils pas tous deux des migrants ? Ne sommes-nous pas tous des migrants ?

Lundi 15 octobre. Nous nous rendons de bon matin à la BANQ, la grande bibliothèque de Montréal, au métro BERRY-UQAM pour initier un atelier de levées d’écriture. L’accueil est chaleureux. La BANQ nous laisse visiter ses froufrous où il faut passer maintes portes, montrer patte blanche à chaque sas. Le passe magnétique prévu ne fonctionne pas ? Ce n’est pas grave. On s’organise. Tout doit être prêt pour l’arrivée des jeunes qui viennent de Laval. Ils entrent un à un dans la salle où nous avons tamisé les lumières. Et la journée brûle comme une étoile filante à les accompagner dans l’écriture de leur rêve le plus fou. Certains ont des difficultés à s’exprimer, cherchent une alternative à leur vie.

Mardi 16 octobre. Les ateliers se poursuivent avec des gens de tout âge, ouverts au public. C’est étonnant de voir successivement ces deux groupes. Ceux qui ne sont pas encore entrés dans la vie active. Et puis les autres dont les rêves sont plus atteints, plus blessés par le temps et les épreuves. Comme ce jeune étudiant qui a été frappé à la tête par des policiers en 2012 où les manifestations avaient été vives à Montréal. Il se présente à l’atelier comme une jeune femme. La question du genre occupe une place importante dans cette ville comme nous le verrons à plusieurs reprises en croisant des montréalais qui arborent leurs différences. L’atelier s’achève déjà. Ils reviendront mercredi pour faire des levées d’écriture avec leurs panneaux jeudi et vendredi. Merci Sylvie et Baptiste pour nous avoir fait rencontrer tous ces gens. Certains sont bien cabossés mais ils rêvent comme de vieilles voitures qui n’avaient pas d’électronique dans leur moteur, rustiques et résistantes, encore capables d’avaler des kilomètres oniriques dans leur véhicule intime, prêts à plancher plusieurs heures sur une seule phrase. Mais quelle phrase… Une qu’ils seront fiers de porter. Ce geste me touche.

Mercredi 17 octobre. Les maraîchers commencent à orner de citrouilles de toutes tailles leurs devantures. A la BANQ, nous avons pris nos quartiers. Le matin, je salue ce barbu timide qui voulait participer avec ses phrases et doit probablement dormir la nuit dans la rue. Il passe ses journées dans la bibliothèque. Et n’a pas osé me dire la phrase qu’il aurait aimé lever. Alors on se dit bonjour d’un signe de tête, c’est déjà ça. A l’atelier, le groupe d’hier est revenu. Cinq personnes de plus sont accueillies à part et des Souffleurs leur offrent un « privilège » en leur murmurant des poèmes québecois tandis que d’autres restent avec le groupe de la veille pour peaufiner leurs panneaux. J’aime ce verbe « Peaufiner » qui prend ses sources dans les anciennes tanneries, à l’époque lointaine où l’écriture réclamait un support lisse pour que l’encre de la plume ne vienne pas gâcher le parchemin dans une irrégularité. Et je pense tout à coup aux efforts de l’humanité, siècle après siècle, pour lisser les objets qui l’entourent. Ça m’arrive comme ça de penser à toute l’humanité à brûle-pourpoint. Comme si le monde était notre coquille et que nous en étions, génération après génération, l’huitre perlière. Que plus rien, surtout plus rien, ne vienne heurter nos fragilités intérieures, que nous réussissions sans failles notre civilisation régressive et confortable. Si les morts nous voient, ils doivent être effarés. L’après-midi venu, nous soufflons à l’accueil de la bibliothèque après avoir levé des écritures avec le groupe. Je les ai emmené et me suis perdu dans ces allées. J’ai confié l’initiative à d’autres pour qu’ils portent la surprise, celle des regards, de la lecture, fragment par fragment. Ces levées d’écriture sont à l’opposé symbolique d’une saleté de mur. Chaque panneau est cimenté des regards et la paroi sensible se disperse au moindre flottement. A l’opposé. Un mur vivant qui n’arrêterait pas d’emboucaner les poseurs de frontières en refusant d’être immobile et stupide.

Jeudi 18 octobre. Je repense à ces ateliers d’écriture tandis que nous nous préparons pour monter sur le toit de la BANQ. Certains participants ont écrit comme s’ils n’avaient jamais envisagé de le faire, comme si leur phrase était la première et l’ultime : « Je voudrais être seul au monde », « D’un coup de vent, je m’envole dans ma tête et c’est comme si je ne savais plus rien ». Ces levées m’évoquent la confection d’un pain dans une boulangerie. Tout le monde dort encore tandis que nous manions la pâte. Ces phrases à lever, à passer au soleil de nos regards, il ne faut pas les rater. Ça prend des années pour ne pas brûler ses mots, pour les offrir à la chaleur des émotions, aux regards inconnus, dans la variété infinie des cultures, d’une pudeur à une autre. La phrase de Mahmoud Darwich revient comme un leitmotiv : « Sois digne de l’odeur de ton pain ». Elle prend tout son sens dans ces ateliers éphémères me dis-je en enfilant mon harnais pour notre première session de scrutation sur le toit de la bibliothèque où souffle un vent glacé. Nous porterons tour à tour des phrases-lignes et des phrases solitaires. De toutes celles que nous avions préparé, l’une d’elle sort du lot : « Et si nous étions tous au fond presque le même ? » Moui. Mais est-ce ainsi que les choses s’arrangeront si tout est lissé ? comme s’en attristait Claude Lévi-Strauss après des décennies d’émerveillement face aux diversités culturelles qui empêchaient encore les cultures dominantes de moisir dans leur hégémonie.

Vendredi 19 octobre. Les équipes de télévision sont passées. Les photographes ont pris leurs photos. Nos images et nos vidéos circulent sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, où le temps est plus clément pour ce second jour de scrutation, une idée folle nous a emballés : Tenir un panneau de notre phrase d’hier, merci au passage à toi, Frank André Jamme, en étant nus. Le geste fait sourire et applaudir. Nous nous rhabillons rapidement et reprenons notre scrutation. Un peu plus tard, j’aperçois sur le toit un agent de sécurité. Il aura été alerté par un passant ou alors la direction de la BANQ l’aura envoyé. Il reste un moment à la porte de la terrasse à nous scruter attentivement comme si un fragment de nudité se cachait encore sous nos épais vêtements. Rassuré, il repart. Cette plaisanterie aura d’autres conséquences à notre arrivée à Québec mais nous l’ignorons encore…

Samedi 20 octobre. Nous avons déjeuné, Hélène, Olivier, Julia et moi-même dans le restaurant La Grotte, avenue du Mont-Royal. C’est notre jour de repos. Chacun fait comme il lui plaît. En attendant des plats qui ne seront pas mémorables, je demande à la serveuse qui nous a révélé qu’elle était française, ce qu’elle pensait de son séjour. La plupart des clients sont partis et elle prend plaisir à nous répondre. Pour des séjours de un ou deux ans à chaque fois, elle a travaillé en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis. Sa période à Montréal s’achève et elle ne souhaite pas prolonger l’expérience, trouvant les québecois un peu lisses, fuyant les discussions politiques, s’alignant pour prendre le bus ou le métro. Elle nous avoue sa nostalgie de nos désordres français d’où surgissent plus facilement des échanges, des rencontres, des émotions. Elle conclue par une constatation qui me frappe : durant ses voyages à travers le monde, elle a trouvé un point commun à tous les gens qu’elle avait croisé. Une tendance à juger l’autre, à rejeter les manques d’une société sur les étrangers, en somme à être raciste. Nous lui parlons de l’aventure des Souffleurs, jetant des couvertures chaudes sur l’abîme glacé qu’elle a entrouvert, tels des pompiers de l’espoir.

Dimanche 21 octobre. Après avoir déposé mes affaires chez l’hôte d’Hélène et Olivier, qui peuvent garder leur logement quelques heures de plus avant le départ du train pour Québec, je me promène le long de l’avenue Mont-Royal. En quelques jours, j’ai pris mes repères. La queue qui s’est formée devant le restaurant de Brunch’s où les Montréalais aiment sûrement s’attabler vu la file d’attente…, l’entrée du métro, la boulangerie Première Moisson, tirée au cordeau comme une boulangerie Paul où chaque procédure brille à force d’être astiquée par les employés modèles. Je marche un bon moment. La conversation d’hier soir avec Sylvie me revient à l’esprit. Avec un verre dans le nez, je m’étais mis en tête de lui dire que les mots que lèvent les regardeurs ainsi que les levées d’écriture au sol forment une architecture immatérielle, une cité imaginaire en attente d’un déchiffrement, une ville qui force les regards à s’élever, qui invite les passants à participer au chantier de nos communs poétiques en piochant les platitudes, les concrétions de nos craintes calcifiées, sans ruines ni polices. Dans cette œuvre lente, qui remédie à nos manques, élytre à élytre, se partage la cité d’une bibliothèque à une autre, se tisse la carte de nos imaginaires. Simple tête en permanence ouverte aux vents. Rien que ça. 16h40. Nous prenons le train pour Québec.

Lundi 22 octobre. A l’issue d’un voyage de deux heures trente dans un beau wagon des années cinquante, rutilant, encore bien moulé dans ses skaïs, nous entamons la seconde partie de notre tournée au Canada. Étonnant vieux Québec qui a des allures de village autrichien perché sur une colline, de vieille Europe comme ils disent. La ville nous réserve un accueil un peu froid, tant par sa météo plus fraîche qu’à Montréal que par la signature d’un avenant à notre contrat où nous promettons de ne plus apparaître nus sur les toits… Maudits français, comme vous êtes espiègles… C’est amusant comme la question des convenances peut prendre une place folle au Québec. Nous enchaînons en soufflant à la bibliothèque Gabrielle Roy dans le quartier Saint-Roch de la basse ville puis sur la place Jacques Cartier qui seront notre point de chute durant toute la semaine. Même en étant bien couverts, l’air est vraiment froid et la découverte d’une jeune employée de la bibliothèque chargée de compter le nombre de personnes soufflées, non soufflées, nous ayant vus, ne s’étant pas arrêtées, etc… font rugir Olivier. Plus tard, la responsable de la communication enverra un mail en proposant de vérifier le chalandage d’une manière plus discrète. Le chalandage… L’artiste se réduirait-il à un appât dans ce pays ? Râcle t-on les fonds marins des artères urbaines à la recherche de spectateurs ? Nos poèmes sont une sucrerie pour ces bouches édentées qui n’ont jamais connu de Sécurité Sociale. L’après-midi, l’atelier au centre social Frédéric Bach, qui se trouve dans un autre quartier, se déroule dans une joie bienvenue qui nous fait oublier ces logiques comptables en travaillant sur le vertige qui peut s’ouvrir en nous et son pendant, le rêve vertigineux.

Mardi 23 octobre. Nous passons la matinée à préparer les panneaux que nous lèverons à Québec et à habiller les chariots de supermarché contenant nos lunettes d’approche, terme québecois de nos jumelles dont le côté désuet m’enchante. Durant le peu de temps que nous partageons ensemble, j’aime leur attention descriptive et les efforts constants qu’ils engagent à défendre l’usage du français sur un continent anglo-saxon qui prétend être efficace « in absoluta » sous prétexte qu’il faudrait moins de temps à un anglais pour exprimer une idée qu’en français ou dans d’autres langues prétendûment inadaptées à la rapidité croissante de nos échanges. Je ne sais pas pourquoi j’aime autant ces longues phrases. J’ai beau tenter de m’en débarrasser. Elles reviennent constamment. C’est peut-être un effet secondaire du film Le Grand Bleu de Luc Besson ? Un désir douteux d’anoxie littéraire ? Mais reprenons le fil. Sous l’épais tapis des volontés hégémoniques de l’anglais se glisse la réduction d’une langue à ses échanges marchands. Je suis persuadé que les idées plus profondes, essentielles à notre humanité, réclament autant de mots en anglais que dans d’autres langues. Mais qui y pense de nos jours ? Peut-être les québecois dans leur lutte pour la survie de leur langue. Plus que les français en tout cas. Ce combat se révèle aussi dans l’usage des termes marins comme « amarrer ses chaussures » pour les lacer, « Être bien gréé » pour signifier qu’on est bien habillé… L’après-midi, nous reprenons l’atelier sur le vertige au centre Frédéric Bach. C’est une joie renouvelée. Chacun dessine son panneau avec entrain, ne se laisse pas naufrager au premier récif. Puis nous soufflons derechef au quartier Saint-Roch en fin de journée. Le vent glacé est le seul passant de cette artère. Nous nous réfugions dans des bars, des restaurants, une pharmacie où nous soufflons à plusieurs personnes en errance. Elles me semblent moulues de l’intérieur, comme si leur peau était translucide, que leurs corps ne tenaient que par leurs épais vêtements, qu’il n’étaient qu’un sable de conscience à moitié dissous dans les cachets et l’alcool. Puis nous nous rendons dans un cocktail à l’hôtel PUR, face à la bibliothèque Gabrielle Roy, où des huiles, convaincues de leur importance, bien campées dans leurs chaussures n’ayant pas subi les outrages du sel et du froid, s’émeuvent de la beauté de nos murmures, savourent la parole de leurs poètes comme s’il s’agissait d’une rencontre œnologique. Pour terminer cette longue journée, nous soufflons à l’entrée d’un cabaret dédié à la désobéissance qui s’avèrera très sage et un brin potache. Si ce n’est un psy humoriste assez tendancieux qui réussit à m’exaspérer en faisant rire son public de blagues racistes dont personne ne semble déceler le venin. Qu’est-ce qui t’arrive Nicolas me demandent les Souffleurs, c’était de l’humour, tu ne l’as pas senti ? C’était vraiment une journée vertigineuse. Pour me reposer, je m’enfuis dans un dessin de campagne, loin de toutes villes.

Mercredi 24 octobre. Tous les panneaux sont terminés et nous nous retrouvons avec leurs auteurs au quartier Saint-Roch pour des levées d’écriture. Durant ces moments-là où nous formons un mur de nos panneaux innervé de nos regards, je me se sens comme un moellon québecois, un fragment qui résiste à la rue glacée que nous avons déjà arpenté à plusieurs reprises en Souffleurs et où nous reviendrons encore en fin de journée. C’est connu. Lorsque l’hiver approche, les québecois vivent sous terre en passant d’un magasin à un autre, d’une voiture à leur maison ou à leur appartement ultra super méga chauffé. Dans la bibliothèque Gabrielle Roy par exemple, il faisait 24°… Avec nos levées et nos murmures, nous arrachons quelques épines à cet hiver qui s’avance, toujours immense dans ce pays, premier habitant historique de ces terres septentrionales.
Cinq baleines – Encre sur papier Moulin du Coq – A5
Jeudi 25 et vendredi 26 octobre. Perchés sur les toits de la bibliothèque Gabrielle Roy, de l’hôtel PUR et d’une annexe de la mairie du quartier Saint-Roch, nous scrutons la ville. Le vent nous mordille avec obstination et chaque station de deux heures est une épreuve dans la dernière demi-heure. Monté à deux reprises au-dessus de la mairie de quartier, qui est à un peu plus de vingt mètres de hauteur, je m’amuse à découvrir la vie des habitants de l’immeuble qui me fait face et dont chaque appartement est un loft bordé de baies vitrées dépourvues de rideaux. C’est un jour de semaine et il est encore assez tôt pour voir les derniers occupants avaler rapidement un petit-déjeuner, mettre leurs chaussures et filer au travail. Quelques-uns nous découvrent, prennent une photo et nous font un petit salut discret. En bas, les passants s’arrêtent et restent un moment malgré le froid, le temps de scruter à la lunette d’approche les phrases que nous brandissons. J’en retiens une, de St-Deny Garneau, qui restera longtemps dans ma mémoire :
« L’avenir nous met en retard »