Printemps 2013. J’ai la chance et la joie de partir avec les Souffleurs Commandos Poétiques pour le Sakura Sen-Zen. Je me suis rendu au Japon plusieurs fois. Quand je n’y suis pas, je vis dans mon Japon imaginaire à travers mes dessins. Et le flou qu’ils conservent déclenche ma mémoire dans des temps qui réclament parfois plusieurs nuits avant que le souvenir revienne. Sans doute parce qu’ils ne ressemblent jamais complètement à ce que j’ai vu, à ce que j’ai vécu.

C’était un de me premiers dessins. J’étais allé me promener au Parc Yoyogi. A cette période de l’année, les tokyoïtes pique-niquaient dans leurs parcs en contemplant leurs cerisiers en fleurs. Assises sur de grandes bâches plastique, les familles picoraient en admirant les fleurs. Les arbres paraissaient immenses et leurs branches s’étendaient si loin. J’ai fait ce dessin tout en longueur. Et je me suis dit que les gens réunis dans ce parc étaient comme des fleurs de ce cerisier dont les branches me semblaient s’étendre à l’infini. Ces vacanciers venaient juste de chuter et formaient un effet de perspective émouvant.

Sur la route menant à Okayama, j’ai vu brièvement cet immeuble qui semblait s’arracher à la rondeur des collines avoisinantes. Sa structure rectangulaire avait frappé mon imagination avec son côté cartésien, industrieux, implanté au beau milieu de cette campagne verdoyante. Comme si les hommes voulaient dire quelque chose à la Nature, montrer leur puissance, la perfection mathématique de leurs façades, l’inaltérabilité de leur béton. Avec un succès trop évident pour être honnête.

En chemin vers Fukuoka, dès que j’ai vu ces pylônes électriques, je me suis empressé de les dessiner. C’était incroyable, ces petites ailettes qui isolaient leur structure des fils à haute tension, j’avais l’impression d’être devant des descendants secrets des Samouraï qui auraient continué à surveiller leur pays tout en restant liés l’un à l’autre. Je les aurais bien vus se lever d’un coup, arracher leur quatre pieds un à un de leurs plots et partir vers l’horizon, leurs fils pendants telles des pieuvres terrestres. En tout cas, leurs pylônes ont une allure bien plus fière que les nôtres.

Le marché aux poissons de Tsukiji n’existe plus aujourd’hui. Déjà à l’époque, la rumeur courait qu’il serait fermé d’un moment à l’autre, en raison du danger, des chariots roulant à vive allure dans les petites allées, des touristes prenant des photos sans précaution, des accidents qui survenaient. Je revois encore les ouvriers manier à deux de longs couteaux pourvus d’une poignée à chaque extrémité qui tranchaient les thons de bout en bout dans une concentration impressionnante. J’y étais allé tôt le matin avec Eric et nous avions sillonné les rues étroites durant plusieurs heures. En terminant la visite par un petit-déjeuner de Sushis et de Sashimis arrosé de quelques bières…

Juste avant le quartier de Shinjuku se trouve ce pont qui ne paie pas de mine et cette chaussée qui n’était pas orange. Malgré tout, j’aime ces couleurs pour la sensation qu’elles suscitent. J’ai vraiment l’impression d’y être de nouveau, à cette heure avancée de la nuit en revenant du quartier de la pisse où l’on mange si bien dans ces petites gargottes collées les unes aux autres. Pourquoi se nomme t-il ainsi ? Parce qu’aucun de ces restaurants n’a de place pour des toilettes… Il faut parfois être explicite.

Dans le métro, les gens qui passent dans ces couloirs parfois très longs sont comme des ombres qui ne se détachent dans la lumière qu’en parvenant à la hauteur des panneaux publicitaires comme si le contraste de leurs visages et de l’affiche devenait le seul moment vivace durant leur trajet solitaire. Un très léger ralentissement témoigne parfois de leur intérêt fugace. Puis ils repartent d’un bon pas.

Ici, c’était très étonnant, la façon dont le paysage photographié par un artiste, ostensiblement passionné par les grands espaces, venait souligner la longueur bien rectiligne de ce couloir et son voyageur indifférent. Encore un japonais qui ne s’en laissait pas compter et poursuivait sa route en faisant mine de ne pas remarquer cet immense paysage derrière sa valise à roulettes.

Le vent soufflait fort ce jour-là et je n’arrivais pas à tenir mon parapluie. Il aurait voulu s’en aller, aussi costaud soit-il ; les parapluies japonais sont bien plus solides que les nôtres avec leur vingtaine de baleines. Et lorsque vous les posez, ils roulent comme des pivoines, noires et hypnotiques.

C’était ça le Sendaï, à perte de vue. Des champs cultivés tout au long de la route, bordés de basses collines noires. Toute une agriculture contaminée deux ans après la catastrophe de Fukushima. Une contamination en tâches de léopard que je pensais retrouver dans des manques ici et là, dans des zones plus jaunes ou plus brûlées. Mais non, décidément, la radioactivité restait invisible. Et c’était ce qui était le plus présent ici, dans les regards, dans les dos qui s’éloignaient : cette invisibilité.

Ensuite, nous avons fait route vers le Sud et cétait une voie presque vide et magnifique, bordée d’une végétation luxuriante et de collines pointues comme des seins siliconés, alternant des arbres, des champs de thé, des bambouseraies, des montées et des descentes qui n’en finissaient plus comme si les ingénieurs japonais s’étaient refusés à creuser cette région, à aplanir la route comme nous le faisons si souvent chez nous. Peut-être savaient-ils qu’il fallait construire avec légèreté dans cette région, ne pas se faire remarquer des monstres qui dorment sous terre et la secouent parfois dans l’espoir de se débarrasser des hommes.

Nous avions visité le musée national du Japon à Tokyo et j’étais resté en arrêt devant deux petites vitrines où se trouvaient des Netsuke, ces petites figurines que les japonais de bonne famille possédaient et qui constituaient un trésor facile à transporter. J’aimais bien comment mon crayon pouvait parfois glisser, me suggérer un personnage avant que je décide de le conserver, d’en appuyer les traits, de refermer le sens, toutes choses dont je cherche à m’échapper aujourd’hui.

Cette jeune femme cherchait des perles dont les plus grosses lui échappaient. Que frottait-elle entre ses mains, quelles huîtres tentait-elle d’ouvrir ? Sur quel rivage ? Elle n’existait pas tout simplement. Pas plus que les visages estompés qui l’environnaient et dont elle n’avait cure. D’ailleurs la grosse perle, c’était un oeil. Et le visage qui la scrutait, c’était un clown ou un calmar géant.

Cette femme allongé sur un hamac n’a plus de cheveux et presque pas de cou, sa poitrine est trop basse et son bras droit difforme. Le reste se perd dans la pénombre du stylo bic avec lequel j’ai noirci frénétiquement ce qui l’environne. En même temps, il pourrait s’agir d’une noyée ramenée à la surface des eaux dans un semblant de filet. J’aime bien le côté brouillon de ce dessin. Plusieurs années après, je l’aime toujours. Il est l’une de mes premières escapades du signifiant.

C’était une de mes premières aquarelles à la sortie du métro Nakano-Sakaué à Tokyo, non loin du théâtre du Kazé. J’aimais bien tous ces fils et ces hachures inachevées qui venaient maladroitement rencontrer les pigments, les perspectives incertaines, tout en laissant transpirer, malgré tout, une certaine vibration de l’air, une énergie qui pulsait dans ce quartier.

A Tokyo comme dans toutes les mégalopoles, je finis par ne plus voir la multitude des visages. Les humains avancent comme un seul animal et perdent leur condition pour me rappeler celles des mille-pattes, de tous ces arthropodes qui nous ont précédé des millions d’années plus tôt et nous survivront peut-être bien. Dans ces moments-là, il m’arrive de dessiner des visages pour lutter contre les innombrables piétinements.

J’aimais beaucoup ce magasin de poteries et de papiers à Lidabashi. Nous étions en fin de journée et la lumière qui en émanait était douce. Les vendeuses déplaçaient de menus objets, attentives à ce que chaque chose soit à sa place et c’est encore ce que je retiens, cinq ans plus tard, de cette boutique : sa mise en place exacte et harmonieuse où chaque objet semblait remercier les autres de leur présence.

Kyoto et ses mille temples. Une sensation de beauté et d’étouffement religieux. Sans trop savoir pourquoi, je tente de dessiner des dalles qui s’allègeraient assez pour s’élever et accompagner les arbres dans leurs croissances tortueuses. Autant dire que c’est impossible. Qu’il y a quelque chose de lourd, une gravité omniprésente dans cette ville que je suis seul à ressentir, tandis que tous les autres s’extasient sur cette ville.

Nous sommes arrivés à Kesennuma. Cette ville qui a été rasée par le tsunami deux ans plus tôt et s’est retrouvée avec un cargo à l’intérieur de ses terres, immense objet échoué qui écrasa tout sur son passage et se trouve encore au même endroit. Qu’en feront-ils ? Un musée ? Le démanteler ? Ce n’est pas encore décidé. Tout autour de lui,, il ne reste que les fondations en pierre, tout le reste était en papier et en bois. Tout a été balayé.

J’aimais bien le J Café à Hiroshima. En arrivant, on enlevait ses chaussures et on montait boire un verre dans une petite alcôve en hauteur, un peu au-dessus des tables occidentales, des chaises et du sol dallé. On entrait alors sur un tatami pour s’accroupir sur un petit coussin et déguster du saké jusqu’à ce que les fourmis envahissent nos chevilles françaises.

A Fukushima, toute la colline était rose des fleurs de cerisier, rose sombre, rose clair, rose presque blanc, rose fané, rose thyrien, rose ancien, rose presque violet, rose à moitié rouge, rose de toutes les variétés au fur et à mesure de notre approche. Un incendie rose.

J’ai fait un autoportrait sur le chemin du retour mais je n’était pas aussi japonais que ça. C’était la couleur qui me rapprochait de ce pays mais j’étais plus blanc, plus proche des zones où la couleur est absente et qui renvoient davantage la lumière. Le vert n’était pas non plus tout à fait celui-ci. J’avais acheté une tenue pour la maison qui était dans un vert plus sombre, plus soutenu que je n’ai pas réussi à reproduire sur le moment. En même temps, je ne voulais jamais passer trop de temps à ces dessins, à ces peintures. Je ne les voyais que comme des brouillons.

C’était un dessin du dernier jour au Japon, durant cette tournée Sakura Sen Zen avec les Souffleurs et le théâtre du Kazé. Un dessin un peu trouble d’un de ces jardins du quartier d’Asakusa où sont réunis plusieurs temples à Tokyo. J’aimais beaucoup ce jardin, la façon dont l’eau ruisselait entre les pierres de deux sources alimentant l’étang, la végétation qui l’entourait et qui variait durant la promenade en offrant à chaque moment des points de vue différents. C’était un jardin d’un raffinement rare. J’ai rajouté en arrière-plan quelques immeubles pour lutter contre cette beauté. Contrairement à d’autres pays à l’urbanisme frénétique, les japonais sont très attentifs à préserver leurs endroits magiques.